J’ai le cœur au bord des larmes ce soir comme si une partie de ma jeunesse s’envolait avec ce véritable compositeur et chanteur qu’était Patrick Juvet et je dirais même mélodiste de génie tant sa musique s’accrochait comme un aimant à mon âme.
De « Où sont les femmes ? » A la douce mélodie « La tristesse de Laura » et du film » Laura et les ombres de l’été » en passant par le « Jardin d’Alice » ou « Les rêves immoraux » jusqu’à « De plus en plus seul », tous ces titres ont marqué de leur poésie et de leur douceur, parfois de leur folie mes pas de jeune fille.
A 14 ou 15 ans lorsqu’on entend un beau garçon aux cheveux longs, au sourire parfait, vêtu d’une veste pailletée, chanter « Où sont les femmes ? », tout le féminisme nous rentre alors soudain par tous les pores de la peau. En tout cas, pour moi, ce fut un véritable réveil en pleine ère disco.
« Où sont les femmes ? » a été pour moi un véritable hymne.
Certainement à l’époque, je n ‘en saisissais pas tout le sens mais des images me venaient en tête, celles d’Amandine, Aurore Lucile Dupin de Francueil, baronne de Dudevant, devenue George Sand qui comme dans le titre de Juvet fumait le cigare ou bien de ces femmes qui pour s’émanciper jetèrent aux orties le corset de Paul Poiret pour se vêtir de robes qui montraient leurs jambes jusqu’aux genoux, de jupes culottes, de chandails, de chemises à col et manchettes ou bien s’habillaient en homme, cravate ou nœud papillon, boutons de manchettes troquant la voilette pudique pour des chapeaux melon, des cannes et parfois un monocle.
Ces femmes que sublima Jean Patou, Elsa Schiaparelli et bien sûr l’une des plus ferventes, Gabrielle Chanel, ces amazones du début du siècle qui avaient coupé leurs cheveux à la garconne comme le titre du roman de Victor Margueritte « La Garçonne » paru en 1922 qui fit scandale et dont le style et les idées traversèrent les océans offrant aux USA un vent de liberté, mêlé au souffre du scandale. Néanmoins en 1920, Francis Scott Fitzgerald évoquait déjà ce phénomène social de l’émancipation des femmes dans une nouvelle intitulée « Bérénice se fait couper les cheveux. « Sept ans auparavant, l’écrivain Abel Hermant écrivait « Camille aux cheveux courts » sans compter Colette la scandaleuse et sa saga « Claudine ».
« Où sont les femmes ? » ce serait demandé les hommes de cette époque.
Les femmes indépendantes des années folles qui revendiquaient un statut d’égalité des sexes et de liberté totale à l’image même du MLF que nous connaissons aujourd’hui, ont ouvert la voie à la femme libre du 20ème siècle.
J’ai donc du mal à comprendre cette colère des féministes envers ce titre de Patrick Juvet !
Après tout, elles ont cassé les codes, n’ont pas cessé de déclarer que leur corps et leur esprit leur appartenaient et ont avec un manifeste publié dans le numéro 334 du Nouvel Observateur, signé par 343 femmes dont Catherine Deneuve, Delphine Seyrig, Marguerite Duras, etc… ont réduit à néant l’image de la femme soumise, bonne épouse et mère de famille, le tout empêtré sous des tonnes de convenance et de morale.
Ce manifeste des 343 « salopes » qui revendiquait le droit à l’avortement autrement que clandestin par des faiseuses d’anges était le cri de liberté de ces femmes.
Ce thème de l’émancipation des femmes évoqué par Patrick Juvet fut repris à quelques années d’écart par Michel Sardou dans « Etre une femme » et quelques années après « Femmes des années 80 ».
A croire que Patrick avait vu juste en transformant son titre en hymne à la femme.
Après avoir été catalogué de chanteur à minettes à ses débuts, Patrick devint surtout le prince du disco épaulé par les frères Morali et Henri Belolo, son rêve américain, mais il était surtout le dernier des romantiques entre l’image du prince charmant et David Bowie.
Il trainait alors son mal de vivre de Paris à Londres et de Londres à New-York pour finalement fixer sa grande silhouette élancée à Barcelone constamment suivi par une bande d’oisifs qui venaient picorer sa gloire comme des oiseaux de mauvais augure.
C’est au cours de ces escapades nocturnes que je le rencontrais mais pour bien comprendre cette époque laissez-moi ici planter un peu le décor de ce que furent ces années de douce insouciance et de folies où le goût de la fête et l’envie de vivre flirtaient parfois avec le tragique et l’ignoble.
Ces nuits où tout était permis et où l’aube avait la couleur ambre du miel lorsque nous sortions la tête de nos nids d’oiseau nocturne pour être aveuglés par les premiers rayons du soleil.
Les boites de nuits étaient de véritables carrefours où se bousculaient une faune bigarrée fantasque parfois dangereuse faite de monsieur et madame tout le monde cherchant leurs heures de gloire, des stars au summum de leur gloire, des rockers désabusés, de vieux playboys, des écrivains, des journalistes, des couturiers, de jeunes stylistes, des peintres, des enfants de star trainant leur filiation douloureusement, des jeunes musiciens et des chanteurs qui allaient devenir les rockers de demain, une foule de mannequins hommes et femmes parfois à peine sortis de l’enfance, des Drag Queens juchées sur des talons aussi hauts que la Tour Eiffel, le monde gay qui revendiquait au Palace surtout son droit à la liberté sexuelle, des assassins au double visage, des tueurs de vieilles dames aux airs de fêtards ou des tueurs cannibales capables de découper un corps et le conserver dans un frigo puis sans aucun état d’âme allaient après leurs crimes se trémousser sur le dancefloor devant la sublime panthère noire crée par Jean-Paul Goude, Grace Jones ou encore des gamines perdues emportées dans le tourbillon où beaucoup ne survécurent pas, entraînées par l’alcool, la poudre blanche, les amphétamines et autres drogues qui poussaient comme des orties dans ce monde aux allures d’Alice au pays des merveilles mais surtout qui abritait beaucoup de laissés pour compte que le bonheur n’avait pas frôlé de ses ailes.
Parfois on pouvait apercevoir à une table d’une discothèque à la mode une véritable ex-impératrice aux yeux d’émeraudes, l’impératrice Soraya, ex-impératrice d’Iran accompagnée d’un jeune dandy, Thierry Nicola, virevoltant comme un papillon de nuit en plein jour ou bien le plus grand champion du monde de foot, le roi Pelé et tant de faux princes, faux hommes d’affaires et vrais mafieux… C’était le règne du paraître et nous jouions tous un rôle parfois tragique, parfois comique, mais jamais fade.
Fade était peut-être le seul mot à bannir du vocabulaire de ces années-là.
Nous étions la génération Palace et Bains Douches, à part si nous étions enfermés dans un couvent, le mot « ennui » était banni de notre monde.
Tout était sujet à une fête. On célébrait tout et n’importe quoi, une fin de tournage, une fin de tournée, une fin de concert, l’anniversaire d’une célébrité, le lancement d’une marque… Tout finissait sur la piste de danse souvent après un dîner privé.
A quelques pas de là, une jeune fille au visage d’ange, Valérie Subra, s’apprêtait à servir d’appât à des voyous de bonne famille qui allaient déclencher la torture et la mort.
Sur les tables serpentait aussi cette poudre blanche qui allait causer tant de ravages et on avalait très vite ces petites pilules qui enveloppaient les neurones.
A l’époque, le mot « people » n’existait qu’en anglais, on lui préférait le mot « jet-set »
Les fêtes étaient grandioses avec des bals vénitiens où l’on cachait nos yeux derrière un loup élégant, certaines boîtes étaient de véritables décors d’ Hollywood.
On pouvait voir une femme nue galopant sur un cheval quelques minutes au club 78 et au Palace, temple de tous les désirs et de tous les excès, de véritables tableaux vivants se formaient de statues grecques dénudées ou de femmes fauves dans une cage.
On se jetait dans la piscine des Bains Douches comme on se jetait dans ces nuits-là avec folie insouciante et une soif de liberté.
Tout semblait irréel et pourtant c’était vrai!
Le miel âpre et doucereux de nos envies coulait dans nos gorges. Nous étions les piliers de ces nuits, ces nuits de miel.
Les photographes, toujours les mêmes, étaient presque une famille. On disait alors » les paparazzi », ils immortalisaient toutes nos folies sur un cliché qui plus tard servirait de témoignage de nos folles années dans une exposition.
Ce fut quelques années plus tard que je rencontrai Patrick Juvet. Il n’était plus que l’ombre de lui-même.
Sa beauté avait disparu sous les bistouris des chirurgiens esthétiques. Je remarquai que son visage s’était empâté. Il portait ce soir-là un pantalon en cuir noir et une chemise un peu large. Il était avec un ami dont j’ai depuis oublié le nom et semblait ailleurs déjà.
Personne ne faisait vraiment attention à lui.
De star du disco il était devenu un artiste ringard aux yeux de la nouvelle génération qui se trémoussait sur la piste.
J’étais quant à moi très bien accompagnée par un beau mannequin italien brun, grand, avec un regard profond frangé de longs cils noirs.
Patrick le remarqua très vite et nous invita à sa table.
Je découvris alors un homme d’une immense gentillesse, doté d’une véritable beauté intérieure mais dont le regard souligné de khôl était rempli de tristesse.
On devinait sans peine son mal de vivre.
Après avoir été adulé, plus personne ne se retournait sur son passage.
Le DJ cependant l’avait remarqué et s’empressa de mettre sur sa platine son titre emblématique « Où sont les femmes ? ».
Patrick eut alors un sourire triste et chassa l’air de la main comme si une mouche l’incommodait.
« Ah oui, bien sûr ! » déclara-t-il dans un souffle.
Mon chevalier servant resta de marbre.
Les regards doux de Patrick ne le touchaient absolument pas pour la bonne raison qu’il aimait passionnément les femmes et de plus il était arrivé depuis peu en France.
Ex-marin, le showbiz était alors pour lui comme le monstre du Loch Ness, une légende et rien de plus, d’ailleurs, il avait accepté l’invitation de Patrick juste parce qu’il avait l’air sympa et lui offrait le champagne. Il ne savait absolument pas qu’il était en train de boire avec celui qui avait lancé le premier titre disco en France.
Je préférai le laisser dans son ignorance afin de ne pas fausser ou troubler leurs sincérités.
Les larmes perlaient dans mes yeux en sentant toute cette solitude qui enveloppait de ses ailes noires celui qui quelques années auparavant ressemblait à un ange blond.
Alors me revint en mémoire son titre que j’aimais tant » De plus en plus seul » et puis « Solitudes », ces titres étaient en fait son autoportrait et tout à coup ce fut moi qui eut « Des bleus au cœur » tout comme une autre noctambule cocaïnée qui écrivit « Les bleus à l’âme », Françoise Sagan.
« Vous viendrez me voir en Espagne ?
Je ne suis à Paris que quelques jours » lança Patrick avant de s’éclipser avec son ami mais sans mon bel italien.
Cette nuit-là, il lui avait fait discrètement » L’amour avec les yeux. »
Nous lui fîmes la promesse de venir, de ces promesses de chauves-souris qui, légères, s’envolent dès que le soleil réapparaît.
Je garderai de lui ce souvenir troublant d’un homme d’une gentillesse extrême au sourire pâle et au regard déjà lointain.
A l’annonce de sa mort, tout m’est revenu en mémoire.
Il n’était pas seulement un chanteur compositeur, une icône gay, le prince du disco… il était surtout le dernier des romantiques.
Ses musiques au piano parfois étaient de vraies « chopinades » … je sais le mot n’existe pas mais aurait pu être inventé pour lui tant il y avait l’essence même des études de Chopin.
On y voyait bien la trace de ses études au conservatoire de Lausanne.
Un des thèmes même du film de Laura, les ombres de l’été de David Hamilton intitulé « La tristesse de Laura » me ramène à la « Tristesse » de Frédéric Chopin repris note par note par Serge Gainsbourg dans « Lemon incest ».
Oui… Il y avait de la poésie dans les titres de Patrick. « Les rêves immoraux » écrit par Jean-Loup Dabadie par exemple est presque un hommage à Baudelaire dans ce qu’il avait de plus secret : sa sexualité.
Des statues de marbre font l’amour intégral
Sous les arbres, je marche nu, j’ai peur du scandale
Le parfum défunt d’un ange me dérange
C’est l’odeur du mal
Dans la nuit s’efface au loin la grâce
de deux garçons qui s’enlacent
Tout près de mon corps sans âme, se pâme une femme
A son pied, déesse vague, elle porte une bague
Au creux de son ventre, une fleur anormale
Et c’est la fleur du mal
Elle me fait tomber des nues
D’une caresse inconnue
Oh, je fais des rêves immoraux
Oui, je fais des rêves immoraux
Et je bois avec délice
Au supplice dans mon lit
Mon calice jusqu’à la lie …
« Écoute moi » ou « Faut pas rêver », ces douces balades empreintes de mélancolie sont encore un fragment du talent de Patrick Juvet mais dénombrer ses titres serait comme égrener un véritable chapelet tant ses titres sont superbes.
Ce serait donc une ineptie de réduire son talent à son titre disco en français et sa période américaine « I love America », « Lady night », « Magic », « Got a feeling », « Viva California », toute cette période aux USA portée par Jacques Morali et Henri Belolo, les faiseurs de stars, a été une véritable consécration pour l’ancien mannequin né en Suisse, d’un père aimant le jazz et d’une mère qui fut toute sa vie sa véritable passion.
Une décennie avant la déclaration d’amour à l’Amérique en rock folk de Johnny Hallyday avec mon « Amérique à moi », paroles de Pierre Billon, Patrick Juvet avait fait la sienne avec « I love America » enflammant tous les dance floors d’Amérique et du monde entier.
Précurseur, il nous emmena tous surfer sur la vague disco et même à présent, lorsque je l’entends répéter sans cesse « I love America », mon corps est comme électrisé et répond à l’appel de la piste de danse.
De ses amours hétéros, on retiendra certes comme un fantasme son histoire avec Mélanie Griffith et celle avec la romancière Florence Aboulker, son mentor.
De ses amours homosexuels, on retiendra le nom du garçon qui le fit quitter la Suisse pour Paris devenu son compagnon et agent Pascal Maignant et son amour blessé à sens unique pour son parolier Jean Michel Jarre.
Après une dernière rupture avec une femme il s’installa en Espagne pour toujours entièrement seul, sans aucun animal pour lui tenir compagnie, lui qui autrefois fut si adulé, si entouré, seul son agent lui téléphonait et le voyait régulièrement.
L’ancienne star attendait qu’on se souvienne de lui pour remonter sur les planches… même pour un gala.
Les voyages du cœur d’un éternel amoureux!
On n’oubliera pas non plus qu’il composa un des plus beaux succès de Claude François « Le lundi au soleil » à la demande expresse de Claude après qu’il eut découvert sa chanson « La Musica ».
Patrick même s’il n’a pas fait de testament avait déclaré : « je suis loin de penser à la mort. Ce qui ne m’empêche pas de réfléchir à la suite. Je n’ai pas fait de testament, mais j’aimerais léguer tout mon argent aux enfants défavorisés. J’ai déjà prévu que la fille de ma sœur sera en charge de la succession et des droits d’auteur… »
Il s’est envolé discrètement sans bruit, prisonnier de sa solitude, le 1er avril dernier comme une mauvaise blague. Il s’est envolé retrouver son ancien choriste Daniel Balavoine et celui à qui il ressemblait si souvent David Bowie mais surtout celle qui fut sa plus grande fan, Janine Juvet, sa mère.
D’une immense sensibilité, cet ange déchu qui a atterri si brutalement sur terre doit à l’heure qu’il est susurrer à un autre ange comme lui « Il est trop tard pour faire l’amour » mais devenu une véritable étoile là-haut, là où partent les belles âmes, nous ne le verrons plus que dans l’écrin de notre mémoire alors je lui donne rendez-vous dans mes souvenirs » Au même endroit ,à la même heure ».
Helena Mora
Photos : Avec l’aimable autorisation de Pierre Terrasson